Théâtres, cinémas, musées restent donc fermés encore plusieurs semaines. Dans un même temps, notre étude COVADAPT* montre à quel point les gens sont fatigués mentalement et ne parviennent plus du tout à se projeter dans le futur (pour 69% de la population). Quel rapport me direz-vous ? À peu près tout. Lors d’une crise, et plus encore de long terme, nos cerveaux sont sursollicités de conditions (actes et besoins à accomplir) et d’incertitudes (informations surabondantes, instables et changeantes). Dans ces conditions, le rôle régénérateur du sommeil, soumis à des émotions contraignantes (peurs, doutes …) ne fonctionne plus correctement voir plus du tout. Cela explique que plus de 40% de la population éprouve des difficultés de sommeil importantes et que seuls 20%n’en éprouvent pas du tout.

Dans ces conditions, l’étude des crises autant que de la cognition humaine démontre que deux notions sont indispensables :

  • Le plaisir : ces moments où pour un moment, qui peut être de quelques minutes, voir quelques secondes, le cerveau peut se déconnecter totalement de la situation. Le plaisir de haute intensité, lorsque l’on oublie l’ensemble de la situation au profit d’un bonheur de l’instant présent, offre à notre cerveau une vraie régénération : à la fois par la puissance du dérivatif (oui, il existe autre chose que le problème immédiat) ; par un soudain repos des pressions exercées ; et sans doute par la création de nouvelles connexions neuronales. C’est pour cela que l’on observe, dans les résolutions de crises, une nette différence entre les personnes ou les systèmes qui ont su inclure des moments de plaisir durant les périodes les plus difficiles. Pour faire simple, plus la crise est violente, plus il faut mettre en œuvre des temps de loisir. Malheureusement, aujourd’hui, 20% de la population déclare avoir cessé de rire et plus de 50% ne plus ressentir d’émotion positive !
  • L’imaginaire : il est la source indispensable pour se projeter dans un possible, à savoir l’envie d’avancer vers quelque chose que l’on parvient à conceptualiser. Cette capacité à penser un futur -et plus spécifiquement un futur vers lequel l’on a envie d’avancer- est fondamentale pour trouver la raison et l’énergie de comprendre une situation et lui offrir une dimension différente dans le futur. Une dimension sur laquelle nous avons, à notre échelle, une influence sur son évolution, aussi ténue soit-elle. Or cet imaginaire ne peut se construire et s’affirmer que parce qu’il est nourri de diversité et d’interrogation. Ce que l’on nomme « curiosité » est en réalité un besoin cognitif d’ouverture pour pousser au développement de nouvelles structurations qui offrent, lorsque nous les combinons plus ou moins inconsciemment, l’émergence de nouvelles idées, donc de nouveaux imaginaires.

L’ouverture à la culture de manière large est donc indispensable pour la détente qu’elle provoque autant que pour nos capacités à construire un futur possible, dans un contexte où ce futur paraît de plus en plus insurmontable, entre COVID-19, environnement et économie. Chaque jour sans accès à cette culture est un jour perdu pour la « relance » une relance qui ne peut se considérer à l’aune de la seule économie, mais bien à celle de la volonté, de l’envie citoyenne et de l’idée que ce que nous ferons du futur sera plus juste que ce que nous avions auparavant.

Nous pourrions nous satisfaire de lecture et de streaming comme cela est parfois énoncé. Sans dénigrer un instant la lecture dans l’offre culturelle globale, ni dans une autre mesure les apports de nos chers moteurs de recherches, cela ne peut suffire. Parce que la lecture n’est pas toujours facile en période de forte charge mentale, et cela explique pourquoi près de 15% de lecteurs réguliers ont cessé de lire actuellement. Et parce que nous sommes des « animaux sociaux ». C’est profondément ancré en nous. Partager un moment de culture et de plaisir lui donne une dimension sans équivalent : dans les fines réactions des unes et des autres que nous percevons, nous forgeons une compréhension multidimensionnelle bien plus impactant pour nos constructions mentales qu’isolé chez soi. Aller à la rencontre d’œuvres que nous n’avons pas forcément cherchés, comme dans la variété d’un musée ou la surprise d’un rebondissement au spectacle, nous oblige en outre à nous confronter à la surprise, tellement structurante pour la diversité.

Dans les règles sanitaires nécessaires, ce que les lieux de partage culturel savent et peuvent faire, il est donc indispensable de rouvrir sans attendre les théâtres, les cinémas, les musées et autres lieux de culture. Pas seulement pour nos loisirs. Mais parce que cela nous donne une chance pour le futur !

Christian Clot

Directeur de l’Institut de l’Adaptation Humaine et spécialiste de la gestion de crise

* COVADAPT, étude longitudinale sur l’état émotionnel et la capacité d’adaptation durant la crise due à la COVID-19, conduite depuis mars 2020 sur une population de 2500 personnes par l’Institut de l’Adaptation Humaine et ses partenaires dont l’Institut du Cerveau et le CERMES3. Voir les résultats préliminaires ici.